Description
Lettre tapuscrite corrigée et signée concernant un témoignage sur le Général de Gaulle demandé par M. Michel Cazenave pour l'Institut Général de Gaulle.
Petite Plaisance Northeast Harbor, Maine, USA, 20 février 1972 :
Monsieur,
Je reçois votre lettre du 7 février me faisant l'honneur de me demander ma collaboration à un volume de témoignages sur le général de Gaulle.
Il y a une époque (1940 et les années qui suivirent) ou j'ai adhéré au mouvement de la France libre et où l'action entreprise par de Gaulle à représenté pour moi, comme pour d'innombrables français et françaises, l'une des rares parcelles d'espoir et de dignité dans une période bien sombre. Beaucoup plus tard, mes sentiments, envers de Gaulle chef d'état ont été plus mélangés. J'ai admiré certaines de ses initiatives, comme celle qui a terminé la guerre d'Algérie ; en matière de politique intérieure et de politique internationale, je n'ai pas toujours loin de là, souscrit à ses idéaux et à son programme. Vivant presque continuellement hors de France, et ne suivant pas dans le détail la vie politique française, je ne me sens d'ailleurs pas la compétence qu'il faut pour porter sur son régime un jugement définitif, qu'il est peut-être de toute façon trop tôt pour formuler.
En ce qui concerne l'homme lui-même, et dans un domaine où la légende et les faits s'entremêlent déjà, il serait peut-être plus difficile encore à quelqu'un qui a fait sienne certaines disciplines de l'historien de se risquer à juger. On se sent évidemment en présence d'un très grand personnage, doué de caractéristiques et de vertus très « ancienne France » qui se font rares aujourd'hui. On peut se demander si ses vertus et ses caractéristiques (et les idées ou opinions qui presque forcément les accompagnent) étaient les plus appropriées à un grand homme d'état en face du monde de notre temps. Mais la question est vaine du fait que nous ne possédons pas le moindre indice sur ce que serait véritablement un homme d'état capable de parer aux dangers qui nous menacent tous. Il est déjà énorme, et je le dis sans aucune ironie, qu'un chef d'état meurt de nos jours, presque octogénaire, sans avoir trempé personnellement dans aucun grand crime.
Je crois qu'il serait intéressant, pour un Plutarque de l'avenir, d'établir un parallèle entre ces deux hommes tout différents mais tout deux grands, De Gaulle et Churchill tous deux ont réussi à incarner aux yeux des masses la nation en période de danger. Tous deux sont restés à bien des points de vue des hommes d'avant 1940, et même d'avant 1914, dépassés par leur temps, ce qui n'est pas nécessairement toujours un reproche, fidèle sur certains points à des idéaux ou à des méthodes que trop d'erreurs et de fautes, indépendamment d’eux, ont discrédité aux yeux au moins de certains d'entre nous. Je pense plus particulièrement à l'importance attachée par de Gaulle à la possession de la force de frappe, à certains projets de prestige comme le Concorde, déjà, si je ne me trompe, entrepris de son temps, et à une planification qui tient plus compte des avantages de l'industrie que des besoins de l'environnement, qui devrait à notre époque primer toutes les autres préoccupations.
En dépit de ces considérables divergences de vue, l'exemple personnel de de Gaulle, comme celui de Churchill, me paraît exaltant du fait du courage et de l'énergie de ces deux hommes et, dans le cas de de Gaulle du fait de sa fierté.
Cette lettre n'a pas été écrite pour constituer la réponse que vous me demandiez, mais plutôt pour expliquer pourquoi je me sens peu qualifiée pour collaborer au volume que vous projetez. Je ne m'attends donc pas à ce qu'elle soit publiée mais ne m'oppose pas à ce qu'elle le soit mais seulement dans son entièreté.Veuillez agréer, monsieur, toute l'expression de mes sentiments les meilleurs,
Marguerite Yourcenar
On joint une version tapuscrite reprenant toutes les corrections, sorte de bon à tirer, sur laquelle figure la mention autographe signée au feutre noir : "lu et approuvé pour publication marguerite Yourcenar"
2 feuillets tapuscrits corrigés à la main, encre noire, signature encre verte.