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Les Chemins de la liberté : fragment du manuscrit

299 x 192 mm

MANUSCRIT AUTOGRAPHE DE 2 FF. D’UN EXTRAIT DE LA MORT DANS L’ÂME

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Description

MANUSCRIT AUTOGRAPHE DE 2 Feuillets D'UN EXTRAIT DE LA MORT DANS L'ÂME(3e volume des Chemins de la Liberté), mettant en scène les personnages de Philippe et Daniel. Le manuscrit, sur lequel apparaissent plusieurs repentirs, présente des différences de forme avec le texte définitif.

Selon une note parue dans l'édition de la Pléiade, on connaît deux ensembles de manuscrits de La mort dans l'âme : ces deux feuillets sont vraisemblablement issus du manuscrit dit "de Paris". Ils sont en effet rédigés sur papier à "anneaux T", comme le 3e cahier du manuscrit du Paris, qui couvre cette section du roman. Anciennement propriété d'une personne de l'entourage de Sartre, le manuscrit a été dispersé. Très abouti, il "semble [dans bien des cas] plus correct que le que le texte publié", et "semble même présenter un état de l'oeuvre plus élaboré que le texte qui a finalement été publié par Sartre".  (Sartre : Oeuvres Romanesques. 2018. pp. 2024-2025).

Daniel, en se promenant dans le Paris occupé, rencontre Philippe, un jeune déserteur sur le point de se suicider. Daniel l'en dissuade et l'invite chez lui, projetant de le séduire -- la scène se déroule dans l'appartement de Daniel :

"C'était l'heure où les objets débordent de leurs contours et fusent dans la grisaille cotonneuse du soir.  [plus rien n'était en place, ni les choses, ni les gens ] la confusion de sentiments et des choses [il devenait naturel de parler de sentiments indéfinissables] l'amour, ce n'était pas l'amour ; l'amitié, c'était beaucoup plus que l'amitié ; Daniel, caché, parlait d'amitié, il n'était plus qu'une voix chaude et calme. Les fenêtres glissaient dans la pénombre d'un long mouvement immobile, la chambre c'était une fenêtre. Philippe,  muet sur le divan, c'était cette longue plante grise qui n'intimidait pas. Daniel reprit son souffle et Philippe en profita pour dire :

- Ce qu'il fait noir ! vous ne croyez pas que l'on pourrait allumer ? 
- Si l'électricité n'est pas coupée ! dit Daniel. 

Il se leva de mauvaise grâce : le moment était venu de subir l'épreuve de la lumière ; il ouvrit la fenêtre, se pencha au-dessus du vide et respira la silence  : tant de fois [accoudé] au balcon de cette même fenêtre, je voulais me fuir, et j'entendais souvent des pas, ils croissaient et se multipliaient, il marchaient sur mes pensées, de jours en jours et de bonnes santés rubicondes se croisaient sous ma fenêtre, portant, comme des lanternes, des bonnes consciences qui se saluaient au passages de leurs feux.  Morts. La rue est douce et sauvage, la chair tant de fois déchirée de la nuit s'est reformée ; Nuit pleine, nuit vierge, nuit sans hommes. Belle sanguine sans pépins ? Il tira les persiennes à regret, tourna la commutateur de la chambre et se jeta hors de l'ombre, le visage de Philippe se poussa contre les yeux de Daniel, Daniel sentait remuer dans son regard cette tête énorme et précise, fraîchement coupée, renversée, avec des yeux pleins de stupeur qui se fascinaient sur lui comme s'ils le voyaient pour la première fois ; il leva la main [ gauche et pinça le revers de son veston entre ses doigts : il avait peur d'être découvert.

 - Qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça ? Tu me trouves beau . 
-  Très beau dit Philippe d'une voix neutre

Daniel jeta un coup d'oeil à la glace ; il retrouva sans déplaisir le reflet de son beau visage sombre. Philippe avait baissé les yeux ; il pouffait derrière sa main

- Tu ris comme un pensionnaire. ]

Philippe cessa de rire. Daniel insista :

 - Pourquoi ris-tu ?
 -  Comme ça

Il était à moitié ivre, de vin , d'incertitude, de fatigue. Daniel pensa : "Il est à bout. [ à ma merci. II suffirait d'aller s'assoir contre lui, de lui mettre un bras autour des épaules et de le] secouer, d'abord rudement, en camarade. Le petit se laisserait renverser sur le divan, cajoler, embrasser derrière l'oreille [pourvu que ce fût fait en riant, comme une farce de collège] : il ne se défendrait que par un fou-rire. Daniel lui tourna brusquement le dos et fit quelques pas à travers la chambre : trop tôt, beaucoup trop tôt, demain il irait se tuer et c'est moi qu'il essairait de descendre. Avant de se retourner, Daniel boutonna son veston et en tirant les pans sur ses cuisses pour dissimuler l'évidence de son trouble.

- Enfin, voilà, dit-il. Voilà ce qu'il faut que tu te dises et que tu te répètes chaque jour : je n'étais pas dans le coup, je n'avais rien à faire dans cette guerre. Toi, fuir par lâcheté ? Allons donc ! Tu as fui par manque d'intérêt profond. Pourquoi te serais-tu fait tuer pour la France ? Hein ? Pourquoi ? La France, tu t'en fous. Hein ? Tu t'en fous, petite frappe !

Le petit fit un signe de tête. Daniel insista :

La scène du manuscrit présente plusieurs différences de forme avec le texte définitif (pp. 1284-1286 dans la Pléiade) : coupe, ajouts, mot remplacé par un autre... Par exemple :

il ouvrit la fenêtre, se pencha au-dessus du vide et respira la silence : tant de fois [accoudé] au balcon de cette même fenêtre, je voulais me fuir, et j'entendais souvent des pas, ils croissaient et se multipliaient, il marchaient sur mes pensées, de jours en jours et de bonnes santés rubicondes se croisaient sous ma fenêtre, portant, comme des lanternes, des bonnes consciences qui se saluaient au passages de leurs feux.  [manuscrit]

devient :

Il ouvrit la fenêtre se pencha au-dessus du vide et respira l'odeur de violette du silence : "Tant de fois, à cette même place, j'ai voulu me fuir et j'entendais croître des pas, ils marchaient sur mes pensées." (p. 1285)

Daniel intervient dans Les Chemins de la Liberté dès L'Âge de Raison : c'est lui qui résout le problème du protagoniste en proposant d'épouser Marcelle, enceinte de Mathieu. Ses motivations sont cependant loin d'être altruistes : contraint de dissimuler son homosexualité, dévoré par la honte, il jalouse le couple et oeuvre à leur séparation. Dans La Mort dans l'Âme, ayant échappé à la mobilisation, il se fait le témoin du Paris de l'Occupation. C'est au cours de l'une de ses promenades dans le Paris "allemand" qu'il rencontre Philippe, personnage charnière apparu pour la première fois dans Le Sursis : Philippe remplit dans le roman une fonction structurante, puisqu'il est le seul à interagir avec tous les autres personnages fictionnels. Rapproché tantôt de Baudelaire, tantôt d'un Sartre adolescent "s'il n'avait pas choisi de se sauver par l'écriture et si la guère ne l'avait pas happé" (Isabelle Grell), Philippe, après cette scène, disparaît du roman.

299 x 192 mm,[2] ff. .

2 feuillets à « anneaux T » manuscrits au recto à l’encre brune.

Bio

Jean-Paul Sartre

(né le 21 juin 1905 dans le 16e arrondissement de Paris et mort le 15 avril 1980 dans le 14e arrondissement)

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