Description
Belle correspondance en 20 lettres autographes signées adressée à Madeleine Chapsal entre mars 1956 et août 1963. Centré autour d'un entretien paru dans L'Express en mai 1959, cet échange témoigne du soin méticuleux --voire maniaque-- que Chardonne apportait au plus petit élément de son oeuvre.
La journaliste Madeleine Chapsal, dans ses mémoires publiées sous le titre Envoyez la Petite Musique, évoque longuement sa rencontre avec Jacques Chardonne : c'est sur les conseils de Roger Nimier, admiratif des talents de styliste de Chardonne, que Chapsal lui propose une interview - et cela en dépit du fait que, de son propre aveu, elle trouve l'écrivain "aussi endormi que la Charente qui coulait non loin de son fief".
Le 25 juin 1957, Chardonne accepte avec enthousiasme :
C'est "l'interrogateur" qui est l'imagination, dans ce dialogue. Il me conduira où il veut." [...] Si cela n'est pas contraire à vos principes, j'aimerais bien que l'on me communique au moins les principales questions, quelques jours à l'avance. Il faut toujours un peu de réflexion. Après, je parlerai, et l'impromptu aura sa part. Je ferai peu de corrections.
Élément d'impromptu qui en réalité n'est pas sans susciter quelque angoisse. À deux jours de l'entretien, il écrit :
Je suis effrayé par les dimensions, étant un bavard qui dit tout en deux mots. [...] Pour les circonstances, on pourrait inaugurer le dialogue elliptique, en peu de pages (10 juillet 1957)
L'événement se déroule au domicile de Madeleine Chapsal, en présence de Roger Nimier. La journaliste entreprend de "taquin[er] gentiment le vieux réactionnaire qui, tel un pachyderme habitué à ce genre de mouche, agitait vivement les oreilles et la queue, mais sans plus." L'entretien se poursuit cependant, ponctué de formules dont Chapsal soupçonne qu'elles ont été "polie[s] d'avance".
L'Express tarde à faire paraître l'article : au cours du mois de juillet, Madeleine Chapsal réceptionne une salve de lettres dans lesquelles Chardonne ne cesse de revenir sur l'entretien, modifiant, retranchant, ajoutant :
A une question sur le bonheur à Barbezieux, j'ai répondu vaguement. Roger Nimier possède le texte de la bonne réponse. J'ai écrit à nouveau deux paragraphes auxquels j'ajoute beaucoup d'importance. Nimier vous a fait parvenir ces textes nouveaux, je pense. Je vous supplie d'insérer ces nouvelles versions (changements de détails) et d'annuler les premières (18 juillet 1957)
J'aimerais ajouter quelques mots à un passage que vous retrouverez facilement. Ce supplément, qui est court, me paraît intéressant. [ce supplément est joint à la lettre] (21 juillet 1957)
Il me semble (je n'en suis pas sûr) que vous me posez cette question :
- Êtes-vous satisfait de votre oeuvre. Croyez-vous qu'elle puisse durer ? (ou à peu près cela).
J'aimerais que ma réponse soit :
- Oui. Excusez-moi.
(Strictement ces mots. Rien d'autre)
(21 juillet, encore)"je crois avoir dit que ma nourrice était veuve à 22 ans, avec deux enfants. Il faut écrire "elle était veuve très jeune avec deux enfants"... Soyons exacts ; on lit l'Express à Barbezieux" (22 juillet 1957)
Si vous y consentez, ces derniers mots, je vous prie, à la suite de la dernière phrase du dialogue :
"Mourir calme suffit. C'est avoir tout accepté. On ne peut demander d'avantage [sic]" (23 juillet 1957)
Chardonne n'hésite pas à recourir à la flagornerie pour faire accepter ces corrections :
[sur le portrait d'Arland par Chapsal dans L'Express] pour ces deux pages de l'Express je donnerais toute la "littérature" du jour. C'est qu'elle a toujours besoin d'être "traduite"" (15 juillet)
"Quand on offre à un hôte de passage un poulet froid si raffiné on a le goût de la bonté. J'en appelle au meilleur de vous même" (18 juillet)
Mais les missives de l'écrivain sont si nombreuses que Chapsal commence à "prendre en grippe l'écriture de Chardonne [qu'elle] repérait de loin". Cela ne l'empêche pas de reconnaître l'intérêt de ces corrections, qui révèlent toute l'étendue de son travail stylistique :
Obsédé, maniaque, et je dirais même ridicule, si chacun des changements qu'il me proposait ne révélait son art de la forme, son souci de l'expression parfaite, et n'apportait une amélioration indéniable à notre commun travail.
Le 27 mai 1959, soit près de deux ans plus tard, L'Express fait enfin paraître l'entretien : au lendemain de la publication, Chardonne se déclare satisfait :
C'est une curieuse sensation que de lire un texte de soi que l'on ne connaissait pas, entendre sa voix que l'on n'a jamais entendue. [Chapsal souligne dans ses mémoires l'ironie du propos] J'avais des appréhensions. Je suis rassuré. C'est vif, souvent drôle." (28 mai 1959)
Mais ni Chapsal ni Chardonne ne sont parvenus au bout de leurs peines : bien que le journal soit déjà dans les kiosques, l'écrivain se remet au travail !
"J'ai lu avec un tremblement la conversation de l'Express (qui, en général, a beaucoup amusé). J'y parais avec une belle figure de "réactionnaire" ; cela ne me gêne pas ; au moins c'est original en ces temps.
Un point me tracasse. Ce que je dis du conflit des ouvriers et des patrons, à Limoges, entre 1900 et 1914, est vrai. Je connais parfaitement la question.
Si j'avais revu le texte, j'aurais supprimé la phrase : "les ouvriers sont des imbéciles." Cela sonne d'une façon désagréable (30 mai 1959).
Quelques courriers amicaux suivent. Une invitation :
"nous irons huit jours en Suisse, voir la petite chinoise (elle est chinoise en réalité, et cela vaut mieux pour elle) que Josette Solvoy a ramenée de Tahiti, et nous ferons l'expérience de Roscott (des bains de mer dans une baignoire remplie d'algues) (10 juillet 1959)
Un curieux message traduit et tapuscrit par Chardonne pour un "ami" anonyme :
"[Madeleine Chapsal] semble porter en elle le drame même de la France. Connaissez-vous le drame de la France ? C'est un pays qui a été si entortillé en lui-même plus ce qu'il pense ; ou plutôt (et c'est grave) pourquoi il pense cela" (30 juillet 1959)
Puis, en janvier 1960, Madeleine Chapsal projette de faire paraître chez Julliard un recueil de ses entretiens littéraires. Chardonne ne manque pas de se manifester :
"À la suite vous pourrez ajouter (si cela vous convient) une question sur un sujet dont je n'ai jamais parlé ; ce serait l'occasion, pour la première fois. (4 janvier 1960)
"C'est très facile, ou bien impossible, d'ajouter quelques lignes en épreuves." (16 février 1960)
"j'aimerais que le maire de la Frette puisse constater qu'une phrase qui a vexé les gens de la Flette (dans notre conversation publiée à l'Express) est supprimée dans votre livre. Je l'aurais effacée, si j'avais lu le premier entretien" (12 avril 1960)
"C'est ainsi", note Chapsal, "que Jacques Chardonne commença à m'écrire et continua de nombreuses années..." Une dernière lettre, datée du 9 août 1963, constitue un témoignage final de la curieuse affection que l'écrivain avait fini par développer pour la journaliste :
Vous êtes imprégnée de poisons. J'entends par "poisons" les remèdes que ma femme absorbe pour soulager une douloureuse arthrose. Ces remèdes ne guérissent rien, et ce sont des poisons. Vos poisons (et vous n'êtes pas la seule) c'est la politique. Pourtant, vos avez sauvé votre âme, préservé le goût qui est chez vous le plus fin, le plus sûr que je connaisse. [...] Je raconte souvent cette histoire : vous êtes venue à la Frette avec François Nourissier. Nous disions je ne sais quoi, des choses très simples. Tout à coup François Nourissier dit sur le ton le plus sérieux : "Elle ne comprend rien à ce que vous dites." Il ajouta avec le même air pénétré : "Ce sont les mots qu'elle ne comprend pas" ; et puis, il y eut un silence. Depuis, je n'ose plus parler."
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