Description
RARE INVITATION À LA SECONDE DES MAMELLES DE TIRÉASIAS
Invitation à une conférence sur Guillaume Apollinaire donnée par la femme de lettres Madame Aurel, dont Apollinaire avait fréquenté le Salon, avec lectures des poèmes d'Alcools et de Case d'Armons, ainsi que la représentation du premier acte du "drame sur-réaliste" Les Mamelles de Tirésias - il s'agit de la seconde de la pièce ; la première, pour le moins houleuse, avait constitué l'un des événements fondateurs du mouvement surréaliste. Ajout manuscrit du nom de Louise Marion, interprète du rôle principal, à la distribution.
Lorsqu'Apollinaire compose, à la requête de Pierre Albert-Birot, Les Mamelles de Tirésias, il peine à trouver un terme pour qualifier sa pièce, hésitant longtemps entre "surnaturaliste", emprunté aux philosophes, et "surréaliste", adjectif de son invention. En mars 1917, le poète écrit à Paul Dermée : "Tout bien examiné, je crois en effet qu'il vaut mieux adopter surréalisme que surnaturalisme que j'avais d'abord employé. Surréalisme n'existe pas encore dans les dictionnaires [...]" En mai, alors même qu'Apollinaire utilise pour la première fois le terme "sur-réaliste" pour présenter le ballet Parade (Excelsior du 11 mai), nouveau débat ; Albert-Birot témoigne :
"Drame tout seul, ne pensez-vous pas qu'il vaudrait mieux que vous le caractérisiez vous-même, ce drame, sans quoi on va dire qu'il est cubiste. — C'est vrai, mettons drame surnaturaliste”. Je rechignais parce que je voyais là, soit un possible rattachement à l'école naturaliste, ce qui était fâcheux, soit une évocation du surnaturel, ce qui était faux. Apollinaire réfléchit deux secondes : “Alors mettons surréaliste”.
Dans une préface à l'édition originale parue chez SIC en 1918, Apollinaire ébauche une définition du terme :
Pour caractériser mon drame je me suis servi d’un néologisme qu’on me pardonnera car cela m’arrive rarement et j’ai forgé l’adjectif surréaliste qui ne signifie pas du tout symbolique comme l’a supposé M. Victor Basch, dans son feuilleton dramatique; mais définit assez bien une tendance de l’art qui si elle n’est pas plus nouvelle que tout ce qui se trouve sous le soleil n’a du moins jamais servi à formuler aucun credo, aucune affirmation artistique et littéraire. [...] pour tenter, sinon une rénovation du théâtre, du moins un effort personnel, j’ai pensé qu’il fallait revenir à la nature même, mais sans l’imiter à la manière des photographes. Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir.
C'est en tous cas sous ce titre de "drame surréaliste" qu'est donnée la première le 24 juin 1917 au théâtre Renée Maubel sous le direction d'Albert-Birot - celle-ci constitue un événement pour ce qui deviendra le groupe surréaliste. Louis Aragon rapporte une anecdote qui, bien que vraisemblablement apocryphe, demeurera l'un des mythes fondateurs du mouvement : alors que le public, mi-enthousiaste mi-scandalisé, s'échauffe, Jacques Vaché, qu'accompagne André Breton, brandit un revolver et menace de tirer dans la foule. (SIC, 24 juin 1917) Geneviève Latour, s'appuyant sur les mémoires de Georges Auric, détaille à son tour "[…] il menaçait la salle, revolver au poing (ou pistolet à bouchon), tout en accusant Apollinaire de « rafistoler du romantisme avec du fil télégraphique et de ne pas savoir les dynamos". (Les Extravagants du théâtre. De la Belle Époque à la drôle de guerre, p. 55-56.) Triomphe, succès de scandale ou débâcle, la pièce fait couler beaucoup d'encre : les uns lui reprochent sa bouffonnerie, les autres interprètent le texte comme une satire du féminisme, certains cubistes voient dans décors une parodie niaise de leurs recherches picturales, d'aucun s'offusque de l'apparent anti-patriotisme du poète soldat...
Si une seconde représentation est plusieurs fois annoncée, celle-ci n'a lieu qu'en 1919, dans le cadre de la conférence de Madame Aubel. Seul l'acte I est donné : toutefois, le rêve d'Apollinaire y est pour la première fois concrétisé : en effet, le poète imaginait, dès 1903, une scène au cours laquelle une femme décide de changer de genre, et ses seins, deux ballons gonflés à l'hélium, s'envolent... mais en 1917, le gaz est réservé à l'armée, et l'interprète de Thérèse ne peut laisser échapper de son corsage que deux balles de tissu. À l'annonce de la reprise de la pièce, Louise Marion, qui endosse à nouveau le rôle principal, écrit à Albert-Birot : "[...] et j’aurai cette fois de vrais ballons je ferai tous mes efforts pour que l’un tombe dans le public et que l’autre grimpe au plafond près du lustre où on ne pourra plus le déloger pendant huit jours faute d’ouvriers et d’échelles [...]"
Le 22 juin, elle rapporte à Albert-Birot :
La solennité a eu lieu tant bien que mal avec des costumes de fortune nous étions semblables à des pensionnaires de cirque ambulant, à peu près le théâtre de la Foire au pain d’épice : vous voyez cela à l’Odéon
Philippe Soupault (qui avait fait office de souffleur lors de la première), se montre pourtant enthousiaste :
On ne peut se souvenir des pièces que l’on voyait aux Champs-Elysées ou au théâtre du Châtelet, mais on ne peut oublier ces rires qui nous secouaient, il y a vingt ans et hier encore, à la représentation des Mamelles de Tirésias.
Nous nous moquons de tout : là-bas, dans la rue que nous venons de quitter, on pensait, on écoutait. Ici l’on n’entend plus rien : on rit de si bon cœur. Quelquefois on aperçoit le sourire inoubliable de Guillaume Apollinaire
(Littérature, 5 juillet 1919)
Ce n'est pas le cas de Léautaud, qui se déchaîne contre la conférence de Madame Aurel, à laquelle il voue un mépris cuisant : "Pauvre Apollinaire ! Cher ami que je regretterai toujours ! Il était un homme charmant, un camarade exquis, un esprit délicieux, un vrai poète, sensible et subtil [...] En entendant la définition rapportée plus haut je me suis rappelé combien de fois nous avons ri ensemble, de cette bonne Mme Aurel" (Mercure, 16 août 1919)
Un exemplaire conservé à la Bibliothèque historique de la ville de Paris (fonds Pierre Marcel Adéma).
- Beauchamp, Hélène. « Les Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire. Un scandale en temps de guerre », Fabula / Les colloques, Théâtre et scandale (I) (dir. François Lecercle, Clotilde Thouret)
- Read, Peter. « Le destin des Mamelles de Tirésias ». Apollinaire et Les Mamelles de Tirésias, Presses universitaires de Rennes, 2000
- Robert, Sophie. "Le 24 juin 1917 : Les Mammelles de Tirésias". Le Blog Gallica, mis en ligne le 23 juin 2017.