Description
"Flâneur" proche du Lettrisme, de l'Internationale situationniste et du Nouveau Réalisme auquel il adhère en octobre 1960, Jacques Villeglé entreprend dans fin des années 40 un travail de collecte et d'assemblage d'affiches lacérées, documentation plastique des réalités urbaines en mouvement. Ce matériau concentre la quasi-totalité de son oeuvre jusqu'aux années 70, lorsqu'il pose les prémices de son "alphabet socio-politique". Rupture ou continuation ? "L'unité de ma collection, dit Villeglé, devrait se maintenir par l'unité profonde des antagonismes qu'elle recèle."
C'est le 28 février 1969, sur les murs d'un couloir de la station République, que Jacques Villeglé récolte — comme il avait auparavant récolté des morceaux d'affiches lacérées — les premiers signes de son "alphabet socio-politique" : à l'occasion de la visite du Président américain à Paris, un "graffé anonyme" (cousin du "lacéré anonyme" qu'il cite comme auteur de ses affiches déchirées) épelle le nom de Nixon avec pour les N les trois flèches de l'ancien parti socialiste, pour le I la croix de Lorraine, pour le X la croix gammée, pour le O le cercle du mouvement de la Jeune Nation. Travaillant selon ses propres termes à la manière des Encyclopédistes ou d'un "appareil enregistreur", Villeglé poursuivra une quarantaine d'années durant la collecte de ces écritures singulières et urbaines qu'il intégrera à la matrice de son alphabet socio-politique en constante évolution.
Porté sur une conceptualisation de son oeuvre qu'il développe à travers plusieurs essais de sociologie appliquée aux arts plastiques (Urbi & Orbi, L'Épigraphie contestataire, La Guérilla des Symboles...), l'artiste cite comme moteur de son alphabet socio-politique l'essai de Tchakhotine "Le viol des foules par la propagande politique" (1939), analyse de la propagande nazie à travers le prisme de la psychologie objective qui conçoit le symbole comme stimulus. Retranscrivant citations et aphorismes dans son alphabet hybride, Villeglé opère une saturation des stimuli qui brouille le déchiffrage de l'image et du texte : juxtapositions chimériques de Flaubert, du croissant étoilé, du A encerclé de l'anarchie et de la livre Sterling soulignent le caractère "hypermnésique" d'une société au passé chargé de violence — et dans le même temps suscitent l'étonnement et le sourire. Dans le contexte d'embrasement pour les théories politiques qui marque la fin des années 60, l'alphabet totalisant de Villeglé ramène ainsi "l'art à sa fonction de subversivité active par la passivité" (Alphabet socio-politique, p. 64).
"Graffé" sur toile, sur les murs du jardin des Tuileries, sur des papier à en-tête d'hôtels internationaux, l'alphabet socio-politique adopte une nouvelle forme en 1998, lorsque Villeglé découvre dans le grenier du Martéret (siège de l'Atelier d'Aquitaine) des ardoises d'écolier. Support désuet où s'enregistraient les fondements des réalités collectives, l'ardoise d'écolier a également une fonction de palimpseste que l'artiste "bloque" en y inscrivant les citations au Pentex ineffaçable. Une première exposition réunissant 50 ardoises portant des citations d'écrivains, artistes, humoristes et philosophes en alphabet socio-politique est organisée en septembre 2000 à l'espace culturel François Mitterand de Périgueux ; elle porte le titre "La mémoire insoluble". D'autres suivront, l'artiste ajoutant peu à peu à l'ensemble. En 2008, lorsque l'exposition rétrospective "La comédie urbaine" est organisée au Centre Pompidou, "La mémoire insoluble" compte 237 ardoises et un bureau d'écolier sur une estrade.