Librairie

"Il faut marcher en simplicité"

Lettre autographe signée à Mme d’Albert, 1696

1696130 x 190 mm

Longue très belle lettre de direction spirituelle.

2 300 

Vendu

Description

Longue et très belle lettre de direction spirituelle.

"Meaux 2 de l'an  1696
Vous avez bien fait, ma fille, d'accepter l'emploi qu'on vous a donné, et vous devez continuer tant que votre santé n'en sera point incommodée.
L'amour de la retraite est quelques fois  dans le coeur sans être sensible et ailleurs il n'en vaut mieux,  parce que c'est une partie de la retraite que la volonté soit si fort en elle-même, et l'âme dans un si grand recueillement que les sens n'y entrent point. Si on vous en eût donné les, novices, il eût fallu accepter avec soumission : maintenant tenez vous en repos.
Il n'y a rien eu dans le fond en l'affaire de [Villarceaux], qui  doive peiner votre conscience. Si vous n'avez pas agi dans tout le degré de perfection que Dieu demandait, c'est que vous êtes une créature faible et pécheresse ; et il n'y a point à s'en étonner. Humiliez-vous ; ne vous découragez pas, et n'y pensez plus.
Quand vous avez agi et parlé dans les moments selon les mouvements de la conscience, ne vous inquiétez plus : l'amour-propre, que vous craignez tant, excite ces inquiétudes, et veut être trop assuré d'avoir bien fait ; mais la vraie charité abandonne tout à Dieu.
Pour ce qui est des entretiens sur le sujet du prochain et de ses défauts, le règle certaine est de n'en parler qu'à ceux à qui il est utile de le faire ou pour leur faire connaitre une vérité par un exemple, ou pour aviser avec eux aux moyens de corriger  ceux qui manquent, quand leurs avis y peut être utile.
La règle de St Augustin sur le désir qu'on soit content de nous est bonne et très suffisante.
C'est une espèce d'amour-propre de tant raisonner sur l'amour-propre. L'amour-propre veut paraître éclairé sur la découverte qu'on fait des vices de l'amour-propre, où il trouve une pénétration qui le satisfait. J'aime mieux une espèce d'oubli de soi-même que la déploration des fautes de son amour-propre, et cet oubli ne nous vient que lorsqu'on est plein de Dieu.
Je ne conviens point du tout qu'on ne puisse pas, quand la prudence et la nécessité le demandent, faire des actions d'où il arrive que le prochain soit trompé : par exemple une fausse marche pour se dérober à l'ennemi. Si le prochain est trompé, alors c'est sa faute. Pourquoi précipite-t-il son jugement ? Que ne veille-t-il, si c'est un bien ? Pourquoi est-il injuste, si c'est un mal ? Pourquoi est-il curieux, et veut-il savoir ce qui ne lui convient pas ? Vous n'êtes pas obligée de lui découvrir votre secret ou celui de vos amis. Que ne se tient-il dans ses bornes ? A la vérité, je ne voudrais pas faire finesse du tout, ni se déguiser à tout moment ; car c'est prendre un esprit artificieux ; mais quand il y a raison et nécessité, je ne hésiterai pas à aller d'une côté où je ne veux pas continuer d'aller, à prendre un habit qui me fasse méconnaître, et à éluder la poursuite d'un ennemi. Il n'en est pas de cela comme de la parole, qui est l'expression naturelle de la pensée, et ne lui doit jamais contraire. Les autres signes sont équivoques ; et, pour la parole même, on peut substituer des expressions générales à des expressions précises. Ce n'est point tromper le prochain ; et s'il se trompe en précipitant son jugement, c'est sa faute et non la votre. Les auteurs que vous m'alléguez outrent la matière : St Augustin l'a poussée jusqu'où il fallait aller et il n'en faut pas davantage. Quelqu'un  s'est-il avisé de blamer ce chrétien qui prit l'habit d'une fille, ou de la fille qui prit l'habit de ce jeune chrétien ? Néanmoins ils trompaient l'attente des brutaux qui espéraient toute autre choses que ce qu'ils trouvèrent [*]. Il faut aimer la vérité ; mais la vérité elle-même veut qu'on la cache par des moyens innocents à ceux qui en abusent et à qui elle nuit.
Vos sentiments sont justes sur les écrits des païens et des profanes.
A force de craindre l'orgueil dans la lecture des grands ouvrages des Saints, on en viendrait à le craindre encore dans la lecture de la parole de Jésus-Christ. Il faut marcher en simplicité : il y a quelques fois un grand orgueil à craindre tant l'orgueil : il faut se familiariser avec son néant et quand après on s'élève c'est sans sortir de ce fond.
Mme de sainte-Gertrude entre dans de bons sentiments.
Il est vrai qu'il y a des états fort conformes à celui des âmes du Purgatoire, et Dieu y jette certaine âmes : il l'en faut louer.
Saint François de Sales, tenait pour indifférent de faire les choses avec attrait ou sans attrait. Il y a toujours un attrait caché qui se fait suivre : le tout est d'aimer, c'est- à-dire de se conformer à la volonté de Dieu [**] .
Aimer Dieu sans savoir pourquoi, ou plutôt sans sentir pourquoi et sans savoir distinctement , est un bel amour.
J'approuve fort le passage qui transporte notre coeur de l'amour du corps naturel de Jésus-Christ à l'amour de son corps mystique. La pensée de St Bernard est ravissante [***].
Le goût que saint Catherine de Gênes trouve si mauvais, est un goût qui, en s'occupant de soi-même, nous déoccupe de Dieu ; mais Dieu, qui le lui donnait, lui apprenait à s'en détacher, c'est-à-dire à n'y mettre pas sa félicité, mais en Dieu. Ces raffinements sont bien délicats ; quoique Dieu inspire à certaines âmes, celles qui prennent bonnement et plus simplement les choses ne valent pas moins. En général, on peut dire que les goût purement sensibles sont bien dangereux ; mais quand le goût se trouve dans l'endroit où se trouve aussi la vérité, il est bon et désirable, il ne faut pas s'en défier.
Je suis revenu en bonne santé, puisque vous voulez le savoir.
je en prévois point d'affaire qui empêche mon retour au commencement du carême. Je n'ai point encore marqué le jour du départ ; mais il sera dans peu  [****] .
Je trouve très bon que vous fassiez des traductions : cela ne vous retirera point de l'esprit d'oraison, non plus que l'emploi où l'obéissance vous engage, et où je vous donne le mérite. Je salue Mme de Luynes. Notre-Seigneur soir avec vous.
J-Bénigne de Meaux."

Marie-Henriette-Thérèse d'Albert de Luynes (1647-1699) : fille de Charles-Louis d'Albert deuxième duc de Luynes, favori du Roi Louis XIII, et de Marie Seguier sa première épouse. Élevée à Port-Royal avec Marie Louise de Luynes, sa soeur ainée, elles firent profession l'une et l'autre dans l'abbaye de Jouarre. Jacques Benigne Bossuet, alors simple ecclésiastique fit le sermon de sa profession de voeux le 8 mais 1664. Il composant aussi le Discours sur la vie cachée en Dieu pour Louise de Luynes. Leur père, proche des Solitaires de Port Royal, si fit construite une château à Vaumurier sur un terre appartement à l'abbaye, où il recevait Blaise Pascal ou Jean Racine. Marie-Louise de Luynes puis sa soeur furent nommées au prieuré de Torcy. Mme d'Albert y mourut "subitement en apparence" le 4 février 1699, ainsi que le décrit Bossuet dans l'épitaphe qu'il lui consacra :

Ci-gît Marie-Henriette-Thérèse d'Albert de Luynes.
Elle préféra aux honneurs
D'une naissance si illustre et si distinguée
Le titre d'épouse de Jésus-Christ
En mortification et piété.
Humble, intérieure, spirituelle
En toute simplicité et vérité,
Elle joignit la paix de l'innocence
Aux saintes frayeurs d'une conscience timorée.
Fidèle à celui qui, presque dès sa naissance,
Lui avait mis dans le cœur le mépris du monde,
Elle fut longtemps l'exemple
Du saint et célèbre monastère de Jouarre,
D'où étant venue en cette maison
Pour accompagner une sœur chérie,
Elle y mourut de la mort des justes
Le 4 février 1691 :
Subitement en apparence,
En effet avec les mêmes préparations
Que si elle avait été avertie de sa fin...

L'ensemble des lettres adressées à Mme Albert apporte un éclairage important sur la pensée de Bossuet ; elles furent rapidement intégrées aux oeuvres complètes l'auteur sous le titre : Lettres à Mme d'Albert de Luynes, religieuse de l'abbaye de Jouarre.

IMPORTANT DOCUMENT.

Correspondance de Bossuet. Tome 7, Ch. Urbain et E. Levesque, n° 1321.
Anciennement dans la collection Morrison, reproduite dans le catalogue : 2ème série, tome I, p. 260

* référence au soldat Didyme (vers 304) qui fit ainsi échapper la vierge Théodore du mauvais lieu où elle avait été mises et souffrit ensuite le martyr avec elle. Corneille en fit le sujet de sa tragédie Théodore, vierge et martyre en 1645.

**Traité de l'amour de Dieu, livre IX, chapitre IV

***Après avoir montré que les saintes femmes venues du tombeau ont répandu leurs parfums, non pas sur une partie du corps du Christ, mais sur son corps entier ( et par là, il entend les disciples), par la bonne nouvelle de la résurrection saint Bernard ajoute "Quea membra nisi plus illo crucifixo corpore Christus diligeret, pro his ullud crucifigendum non tradidisset"

****Bossuet, à la fin de décembre 1695, avait fait un voyage à Paris. Il s'apprêtait à s'y rendre encore une fois le 6 mars, pour revenir dans son diocèse au commencement du carême.

 

1696.In-8, En feuilles,130 x 190 mm,12 pages.

encre noire, feuillets montés sur encadrements de papier.
Manque au milieu du premier feuillet affectant un mot sur chaque page.

Bio

Jacques-Bénigne Bossuet

(Dijon, Royaume de France : 27 septembre 1627 – Paris, Royaume de France : Décès 12 avril 1704)

Voir Les Œuvres